le programme commun de la France : Fiscalité, en finir avec l’esquive

vendredi 22 décembre 2006

Par Denis Clerc,
Rapporteur au CERC (Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale)

La fiscalité, pas plus que l’économie, ne relève d’une problématique éthique.
Gardons-nous des effets de manche, qu’ils soient libéraux ou socialistes.

Depuis Edgar Faure, qui annonçait vouloir « demander plus à l’impôt et moins au contribuable », il n’est pas de programme électoral sans l’énoncé de quelques propositions de réformes fiscales bien senties. Car, par définition, la fiscalité est perçue par la grande majorité des citoyens comme injuste, excessive et décourageante. Il faut donc, quelle que soit le positionnement politique des candidats, la rendre plus équitable, plus modérée et plus incitative. La campagne électorale de 2007 ne déroge pas à cette règle d’or. Que trouve-t-on dans les besaces des deux principaux candidats ?

Côté UMP, la mesure phare proposée par Nicolas Sarkozy est l’exonération des droits de succession et de donation. Car cet « impôt sur la mort » est particulièrement impopulaire, et Nicolas Sarkozy joue sur du velours en déclarant que, « quand on a travaillé toute sa vie, il est insupportable de devoir vendre pour payer les droits de succession ». Est également proposée la « défiscalisation totale des emplois à la personne » et la suppression de toute « charge » (lire : cotisation sociale) sur les heures supplémentaires, afin d’encourager chacun à « travailler plus pour gagner plus ». En revanche, sur l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune), le programme est d’une prudence de Sioux : si tel ou tel proche du président de l’UMP évoque une profonde réforme qui pourrait consister en une franchise (dont on ne sait si elle serait partielle ou totale) sur la valeur de la résidence principale, cela ne fait pas officiellement partie des mesures envisagées officiellement, du moins pour le moment.

Effritement de la base fiscale

Ce programme, il faut le reconnaître, ne brille pas par sa précision. Les droits de succession ? Nicolas Sarkozy avait, dans un premier temps, avancé leur suppression totale, avant de préciser que la mesure ne s’appliquerait qu’aux patrimoines « petits et moyens », mais sans avancer le moindre seuil, si bien que l’Institut de l’entreprise, ce think-tank proche du patronat, en est réduit à avancer une fourchette de 4,5 à 6 milliards de pertes de recettes fiscales. Au-delà de ses conséquences financières, la mesure elle-même pose problème. Thomas Piketty a montré, sans contestation possible, ce que la réduction des inégalités au cours du xxe siècle devait à l’instauration de la fiscalité sur les patrimoines, et notamment sur les successions. Et c’est justement parce que ce type de fiscalité diminue le poids patrimonial des « héritiers » et permet du coup une plus grande « méritocratie » dans l’échelle des fortunes que de grands noms du capitalisme américain - Warren Buffet et Bill Gates, entre autres - se sont déclarés opposés à une mesure similaire aux Etats-Unis.

Manque de précision aussi sur la défiscalisation « totale » des emplois à la personne. Si l’on voit bien l’objectif - inciter les ménages à recourir davantage à ce type de services, fortement créateurs d’emplois -, le flou de la formulation laisse pantois. S’agit-il, comme beaucoup l’ont compris, de faire passer la réduction de l’impôt sur le revenu à payer de 50 % (situation actuelle) à 100 %, éventuellement avec suppression du plafond actuel (15 000 euros) ? Ou de considérer ces dépenses comme une charge déductible de l’assiette sur laquelle est calculé l’impôt ? Dans le premier cas, le coût de la mesure est évalué à 2 milliards d’euros par l’Institut de l’entreprise, dans le second, les contribuables concernés paieraient 800 millions de plus.

Manque de précision, encore et toujours, sur la détaxation des heures supplémentaires. S’agit-il des seules cotisations sociales patronales ? Ou de ces dernières et des cotisations salariales ? Et, dans ce dernier cas, la CSG/CRDS fera-t-elle partie du lot ou pas ? Ce n’est pas seulement le coût de la mesure qui est en jeu, encore que, dans ce cas, on peut s’interroger sur le bien-fondé d’une politique qui contribue à réduire un peu plus les ressources (déjà insuffisantes) de la protection sociale au moment même où est affirmée la nécessité absolue de réduire les déficits publics. La multiplication de ces formes de rémunérations annexes détaxées pose déjà problème : tickets restaurants, CESU, mutuelle d’entreprise, participation et stock-options ne contribuent pas seulement à creuser l’écart entre entreprises et catégories de salariés, elles tendent pour partie à se substituer au salaire et à réduire l’assiette sur laquelle reposent les cotisations sociales, un peu à la manière dont les « niches fiscales » réduisent la matière imposable et aboutissent à des taux d’imposition apparents assez éloignés de la réalité. Ajouter les heures supplémentaires à cette liste déjà longue n’aboutirait pas seulement à accentuer cette tendance à l’effritement de la base taxable, mais créerait une incitation forte à destination des employeurs (et des salariés, si la détaxation concerne aussi la partie salariale des cotisations) à transformer en heures supplémentaires une partie des rémunérations versées, quitte à recruter moins de salariés. Sans compter que l’on ne sait dans quelle mesure ces rémunérations détaxées seraient génératrices de droits sociaux (retraite notamment).

Préférence pour les prélèvements

Côté PS, les propositions diffèrent sensiblement. On y parle certes d’instaurer un taux d’impôt sur les bénéfices des sociétés modulé selon l’affectation des résultats : faible s’il y a réinvestissement, élevé s’il y a distribution de dividendes ou rachat d’actions. Mais, à part cette mesure, l’essentiel des propositions est centré sur la fiscalité sur le revenu et tient en trois points. D’abord la suppression des « niches fiscales inefficaces ». Ensuite, la progressivité de la CSG, avec intégration dans celle-ci de la « prime pour l’emploi ». Enfin, la remise en cause des « réductions d’impôts accordées depuis 2002 aux hauts revenus » et la suppression du « bouclier fiscal », ce dispositif (appliqué depuis 2006) limitant la somme de l’impôt payé (qu’il soit sur le revenu, sur la fortune ou sur l’habitation) par un foyer fiscal à 60 % de son revenu fiscal.

Bien entendu, on aimerait en savoir plus sur les niches fiscales inefficaces, sur la différence entre taux d’imposition sur les profits réinvestis et les profits distribués, sur la pente de progressivité de la CSG, et la conciliation entre le caractère individuel de cette taxe et le caractère familialisé de l’impôt sur le revenu. Mais, si le flou n’est pas moins grand ici que pour le programme fiscal de l’UMP, l’analyse qu’on peut faire de ces propositions est bien différente. D’abord, cela saute aux yeux, alors que l’UMP vise à réduire la taxation des revenus, le PS vise plutôt à l’augmenter. Et à l’augmenter au détriment du cinquième de la population qui acquitte 90 % de l’impôt sur le revenu, que ce soit par le biais de la progressivité de la CSG, de l’imposition accrue des profits distribués ou de la remise en cause des baisses de taux d’imposition, dont les tranches les plus élevées ont été les principales bénéficiaires depuis 2004, ne serait-ce que parce qu’elles contribuent fortement au rendement total de l’impôt sur le revenu.

Or cette orientation pose problème. Non seulement parce qu’elle revient à s’attaquer au volet recettes plus qu’au volet dépenses de l’action publique (la France étant placée déjà en deuxième position au sein de l’Union européenne pour l’importance de la dépense publique au regard du PIB, avec 54 %). Mais aussi - et peut-être surtout - parce qu’elle revient à proposer une taxation plus élevée, voire nettement plus élevée, des hauts revenus, lesquels sont essentiellement gagnés par des cadres dirigeants, des professions libérales et des détenteurs de patrimoines importants. Sur le plan de la justice fiscale, on peut s’en réjouir : n’est-ce pas une bonne chose que l’impôt soit acquitté par ceux dont les revenus permettent d’acheter du superflu plutôt que par ceux qui ont à peine de quoi payer le nécessaire ?

Posée ainsi, la réponse ne fait guère de doute, encore que l’on puisse se demander aujourd’hui si la frontière entre superflu et nécessaire est aussi nette que certains l’affirment. Mais ni l’économie, ni la fiscalité ne relèvent d’une problématique éthique. Dans une société où les capitaux circulent davantage que les hommes, où les délocalisations existent, tout comme la concurrence fiscale, un tel programme relève davantage de la provocation que de la raison. Rappelons que près de moitié de la capitalisation boursière des sociétés du CAC 40 est détenue par des capitaux étrangers : en présence d’une sur-taxation des dividendes, ils fuiront bien vite vers d’autres cieux, accroissant ainsi l’incitation des groupes concernés à choisir de transférer ailleurs leurs sièges sociaux, pour éviter les OPA hostiles qu’un cours déprécié ne manquerait pas de susciter, aussi bien que pour garder des cadres de haut niveau dont les rémunérations sont indexées de facto sur le cours en Bourse.

Ce tour de piste, on le voit, est décevant. Sans doute parce que la fiscalité, davantage encore que tout autre sujet, est propice aux effets de manche, qu’ils soient libéraux ou socialistes. Mais surtout parce que tout se passe comme si les auteurs de programme avaient décidé d’ignorer les travaux sérieux sur les réformes fiscales « optimales », c’est-à-dire celles qui s’efforcent de concilier réalisme économique et justice distributive. La faute aux partis ? Peut-être. Mais ceux-ci ne sont, en fait, que les révélateurs d’une opinion qu’ils s’efforcent de séduire. La pauvreté - pour ne pas dire plus - du débat fiscal en France reflète au fond les errements d’une opinion qui se vit en victime et se cherche un sauveur. Ou une sauveuse.


Voir en ligne : Le Nouvel Economiste