Chat : Crise des "subprimes" : le point de vue de deux économistes

vendredi 17 août 2007

Elie Cohen est directeur de recherche au CNRS et membre du Conseil d’analyse économique (CAE) auprès du premier ministre. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Le Nouvel Age du capitalisme : bulles, krachs et rebonds, chez Fayard.

Augustin Landier est spécialiste de la finance, maître de conférence à la New York University, et coauteur du Grand Méchant Marché, chez Flammarion.

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Quelles sont les causes de la crise des "subprimes" ?

Elie Cohen : La crise actuelle, née de l’effondrement du marché immobilier américain après une hausse continue des prix de l’immobilier pendant plusieurs années, suit les changements successifs de la Banque centrale dans sa politique de fixation des taux.

Quand les prix baissent, que les taux montent et que les crédits sont à taux variables, les populations les plus fragiles ne peuvent plus assumer la charge de leur dette. Elles font défaut, leur bien est vendu, accélérant encore la baisse des prix immobiliers. Mais la crise des "subprimes" vient en fait d’une politique de monétisation des actifs par titrisation des crédits immobiliers. Le mécanisme est le suivant : les banques cèdent à des investisseurs spécialisés des paquets de crédits. Ces investisseurs émettent des obligations et ces obligations sont ensuite vendues à différents investisseurs et c’est ainsi qu’un mauvais risque immobilier peut se retrouver dans une sicav de trésorerie.

La crise actuelle a donc démarré dans l’immobilier américain, puis elle s’est diffusée au marché du crédit "subprime", puis elle a contaminé les marchés financiers à risque, avant d’atteindre le marché monétaire avec la crise de liquidité qu’on a connue vendredi 10 août. C’est en fait une crise de la finance globale dérégulée.

Augustin Landier : La baisse des prix du marché de l’immobilier et le non-remboursement par les particuliers de leurs prêts immobiliers ont provoqué la crise du marché immobilier américain. Cette crise a entraîné une revalorisation à la baisse d’un certain nombre de produits financiers qui comprenaient des "subprimes", c’est-à-dire des prêts assez risqués accordés à des particuliers.

Les banques centrales ont-elles mal joué leur rôle ?

Elie Cohen : Les banques centrales ont agi avec la promptitude nécessaire au moment où le risque d’une crise systémique est apparu avec la panne de liquidités observée sur le marché interbancaire la semaine dernière. Depuis, les banques centrales ont mis à disposition des marchés les liquidités nécessaires en veillant toutefois à ce que les acteurs financiers qui avaient pris des risques excessifs payent le prix de leur imprudence.

Il s’agit d’éviter la répétition du scénario de 2000, lorsque les banques centrales avaient inondé les marchés de liquidités en baissant massivement leurs taux, ce qui avait favorisé rapidement la formation de la bulle immobilière qui vient d’éclater. Les banques centrales doivent à la fois injecter la liquidité qui permet d’éviter la crise systémique tout en faisant en sorte que les acteurs aventureux paient le prix de leurs dérives.

Augustin Landier : L’industrie financière, qui a exercé une pression très importante sur les banques centrales pour obtenir une baisse des taux d’intérêt, leur reproche aujourd’hui d’être intervenues trop tard. Mais si les banques centrales intervenaient à la moindre anomalie sur les marchés, leur action serait salutaire à court terme, mais contre-productive à long terme car les acteurs de la finance, tenant pour acquises ces interventions, changeraient leur politique de risque. Les banques en particulier qui ne prendraient plus en compte les scénarios de crise majeure. Or les institutions financières doivent être incitées à maintenir une bonne gestion du risque, c’est ce que les économistes appellent le "hasard moral".

La crise de l’industrie financière ne concerne les banques centrales que si l’impact sur l’ensemble de l’économie est important. Mais pour l’instant, le risque d’une transmission rapide et importante de la crise des "subprimes" à l’économie réelle n’est pas avéré.

Que peut-on reprocher aux banques et aux institutions financières ?

Elie Cohen : Les institutions financières qui ont procédé massivement à la titrisation de créances immobilières ou les institutions qui ont mobilisé massivement de la dette dans des opérations de LBO [leverage buy out - acquisitions à crédit, ou effet de levier, qui permet aux fonds et aux dirigeants de s’enrichir rapidement en faisant rembourser par la société achetée, via de généreux dividendes, l’essentiel du coût de son acquisition] ont pris des risques excessifs qu’elles sont en train de payer.

Les agences de notation (les Moody’s ou les Standard and Poor’s) qui ont donné un "triple A" (avis très favorable) à des produits de titrisation qui étaient en fait risqués ont induit en erreur des investisseurs crédules. Enfin, les banques commerciales, en finançant généreusement ces acteurs économiques, en les accompagnant dans des opérations de titrisation, et pire encore, en mettant certains de ces produits dans des sicav, ont mal mesuré le risque pris.

Augustin Landier : Elles ont sous-estimé la vitesse à laquelle une crise de liquidités pouvait s’instaurer sur ces produits, rendant leur revente difficile. Je pense que les erreurs d’anticipation les plus dommageables sont moins du côté des banques que des agences de notation qui ont noté des produits financiers risqués comme étant sans risque. Les banques ont exploité cette faille qui leur a permis de vendre en grande quantité ces nouveaux produits.

A quoi peut-on s’attendre ?

Elie Cohen : A partir de maintenant, il faut que tous les acteurs engagés dans ces produits risqués annoncent la hauteur de leurs engagements. Tant qu’on ne prendra pas la mesure de l’importance de ces engagements, il y aura des secousses et des répliques à la crise.

Dans quelques semaines, le marché se reformera et les affaires reprendront comme auparavant. Il y aura des pertes, des faillites, puis les fonds actuellement fermés (par exemple ceux de la BNP fermés pour un mois) rouvriront et susciteront à nouveau des appétits.

Augustin Landier : Dans les semaines à venir, on va enfin savoir quelles sont les banques et les institutions financières qui sont touchées et à quel point elles le sont. Par nature, l’industrie financière est oligopolistique : quelques acteurs majeurs dominent le marché, et ceux qui ont été les moins lucides vont être affaiblis. Il n’est pas souhaitable d’interférer avec ce processus tant que la survie du système financier n’est pas en cause. C’est un moment "darwinien" : les banques qui ont eu des politiques de gestion du risque trop laxistes vont le payer très cher, des institutions prestigieuses vont perdre leur crédibilité (comme par exemple la société de courtage Bear Stearns), et seront peut-être absorbées par d’autres. C’est de la "création destructrice".

Il est intéressant de voir l’arrivée d’un nouveau venu dans l’arène : le système bancaire centralisé chinois qui s’est manifesté sur plusieurs dossiers. Il a investi dans Blackstone avant la crise, chez Barclay’s, et a été ensuite mentionné pour venir au secours de Bear Stearns. Injecteur de liquidités, il sera aussi un investisseur majeur.

Quelles sont les solutions à apporter ?

Elie Cohen : S’agissant de l’avenir, les bons esprits disent qu’il faut plus de transparence et plus de régulation. Mais c’est à peu près ce qu’on dit après chaque crise. L’important est de comprendre ce qui se passe. Nous vivons dans un monde d’innovation financière, qui passe par l’invention de nouveaux produits d’une complexité grandissante. Et les inventeurs de ces produits jouent des différences de réglementation existant dans différents pays et secteurs de marché. Le régulateur court toujours après l’innovation et a toujours un temps de retard. La meilleure preuve, c’est que le rôle des organisations de notation avait déjà été mentionné dans la crise asiatique et dans le scandale Enron.

Il faut bien sûr de la transparence, il faut donc veiller à la bonne information des investisseurs, mais on n’évitera pas la formation de nouvelles bulles et des corrections brutales de marché. Je suis un partisan de la régulation, mais en en connaissant les limites.

Augustin Landier : Ces turbulences ne remettent pas en cause l’idée de marché. Il s’agit de relayer l’information et de lutter contre l’opacité qui plane aujourd’hui sur cette crise. Les régulateurs doivent avant tout intervenir pour coordonner ? les différents acteurs de l’industrie financière, et limiter les effets de contagion. Un certain nombre de secteurs qui n’étaient pas directement reliés aux "subprimes" ont été touchés par "effet domino".

Il est souhaitable que la lumière se fasse le plus vite possible sur les comptes des différentes banques. L’incertitude concernant l’ampleur des dégâts dans chaque banque accentue inutilement la crise.

Propos recueillis par Anne-Gaëlle Rico et Benoît Vitkine


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