Le programme commun de la France : Santé, réguler pour mieux soigner

vendredi 22 décembre 2006

Par Bernard Brunhes,
vice-président du Groupe BPI

Du côté de l’offre, de profondes réorganisations sont à mener. Mais c’est du côté de la demande que les questions les plus angoissantes se posent. Au programme, la limitation de la prise en charge.

Est-il possible, dans une démocratie, de poser, noir sur blanc, les questions stratégiques que posent la politique de santé et la régulation de l’assurance maladie ou sommes-nous condamnés à multiplier les plans Sécu - toujours le plan décisif mais toujours fait de réformes à la Sapeur Camembert, c’est-à-dire aboutissant à combler provisoirement le « trou de la Sécu » en en creusant d’autres ? La période pré-électorale, avant l’ouverture d’un nouveau mandat présidentiel, ouvre une brève fenêtre dont il faut aujourd’hui profiter.

Le « trou de la Sécu » n’est pas la conséquence d’une mauvaise gestion ; il est le résultat de la divergence des évolutions du produit intérieur brut et de la consommation de soins. L’écart entre les deux taux aboutit à une croissance inexorable du déficit, que les mesures de rééquilibrage n’arrêtent que provisoirement.

On peut jouer sur l’offre, ou sur le degré de prise en charge de la demande par la collectivité.

L’offre de soins tout d’abord : elle passe par le monde hospitalier et par les professions de santé exerçant en libéral. Nul n’ignore que les hôpitaux pourraient être plus efficaces, c’est-à-dire offrir le même ou un meilleur service à moindre coût. Dans les grands établissements, les efforts faits depuis quelques années pour améliorer la gouvernance doivent être poursuivis. Ils remettent en cause la répartition des rôles entre praticiens et administratifs, mais nombre de médecins ne souhaitent pas prendre des responsabilités de gestion, que les administratifs n’ont pas envie de leur laisser... Les rigidités de statuts des personnels et le poids de la hiérarchie nationale brident les initiatives locales, rendent toute évolution lente et douloureuse. La carte hospitalière devrait être remise en cause. C’est ce à quoi s’attachent les Agences régionales de l’hospitalisation (ARH) avec des succès inégaux parce que toucher à un hôpital, c’est soulever les révoltes populaires et les protestations des élus. Seule une politique vigoureuse et explicite de restructuration peut en venir à bout. Est-elle possible ? Question de volonté et peut-être aussi d’habileté.

Du côté de la médecine libérale, les inégalités sont flagrantes entre zones suréquipées et déserts médicaux : l’installation des médecins devrait être mieux régulée, grâce à des systèmes d’avantages donnés à ceux qui s’installent dans les régions sous-médicalisées. Ensuite, le fonctionnement en réseau, permettant au patient d’être suivi et orienté, par son médecin traitant, vers des spécialistes ou des établissements, est loin d’être en place. Le passage obligatoire par un médecin traitant, produit de la dernière réforme, n’a pas conduit à des économies. La constitution de réseaux et de filières en est encore aux balbutiements. La profession médicale a du mal à accepter que ce beau métier de médecin ne soit plus ce qu’il était dans une société où le « docteur » était un notable influent. Les médecins se considèrent comme déclassés et n’acceptent que difficilement la logique qui régit la plupart des corporations techniciennes : formation continue, système d’évaluation permanente, travail collectif, lien avec des lieux de partage du savoir (les hôpitaux). Il y a beaucoup de choses à discuter avec la profession médicale : l’actuel désordre auquel conduit la répartition floue des responsabilités entre les Caisses d’assurance maladie et l’Etat rend malaisées ces discussions. Enfin, il faudrait revoir la répartition des tâches entre les différentes professions de santé.

Limiter la prise en charge pour ne pas bloquer l’offre

Les questions sont nombreuses. Elles ne sont pas ignorées, mais la puissance des conservatismes et le pouvoir des lobbies freinent, sinon bloquent, les réformes possibles. C’est bien sûr du côté de la demande que les questions les plus angoissantes se posent.

Le caractère inexorable des besoins est évident. On peut seulement décider soit de bloquer l’offre, soit de refuser de prendre en charge collectivement la dépense. La demande de santé et donc de soins est en forte augmentation dans tous les pays. Les évolutions technologiques permettent des analyses et donc des diagnostics, puis des soins de plus en plus élaborés et donc de plus en plus coûteux. Comment peut-on faire accepter à une famille qu’on ne fera pas bénéficier le malade ou l’accidenté de toutes les ressources de l’imagerie, de la biologie, des thérapies, de la chirurgie ? L’apparition de tout un nouveau pan de la médecine à partir des biotechnologies et de la génétique ne fera que développer le phénomène. Enfin le vieillissement de la population, parce qu’il entraîne la multiplication des pathologies chroniques, a des conséquences directes sur les dépenses de santé.

Certains pays, de facto, faute de moyens plutôt que par volonté politique, appliquent une solution simple : la régulation par la pénurie. Ce ne peut être la bonne manière, puisque c’est à la fois renoncer au progrès et créer de fortes inégalités en réservant aux riches et aux puissants l’accès à des soins venus d’ailleurs.

Il faut donc limiter la prise en charge. Il y a plusieurs possibilités. La première consiste à abaisser uniformément les taux de remboursement, en augmentant le « ticket modérateur » laissé à la charge du patient. Une autre possibilité est de décider d’en haut des taux de remboursement - pouvant aller de 0 % à 100 % - suivant les caractéristiques du soin. C’est ce que l’on fait en sortant des médicaments « de confort » de la liste des produits remboursés ou, à l’inverse, en acceptant une prise en charge à 100 % de longues maladies ou des maladies chroniques.

Qui décide ? Quelle répartition des responsabilités en la matière entre le gouvernement, les experts des sociétés savantes, la Sécurité sociale, le Parlement ? La Haute autorité récemment mise en place est peut-être une réponse si elle parvient à renforcer sa place dans le dispositif. Reste que, avec le temps et l’élargissement de l’écart entre dépenses et recettes, les décisions seront de plus en plus difficiles à prendre et on ne devra pas échapper au contrôle démocratique, c’est-à-dire à l’affichage des choix et à leur discussion bien au-delà des cénacles de spécialistes. La question commence à se poser en ces termes : le prochain quinquennat ne pourra pas l’ignorer.

Une inégalité croissante inéluctable

Quelle que soit la décision prise, sur les formes et les cibles, de l’abaissement de la prise en charge collective des dépenses de santé, on crée de toute évidence une inégalité croissante entre les citoyens. Rien, en effet, ne peut empêcher les assurés sociaux d’aller chercher ailleurs une assurance complémentaire. Il en est de trois sortes : les mutuelles, les systèmes de prévoyance mis en place dans les entreprises, qu’ils reposent ou non sur des organismes à caractère mutualiste, et les assurances individuelles privées (ou assurances-groupes facultatives). Les salariés (et les retraités) des administrations, des grandes entreprises seront couverts par de telles assurances complémentaires souvent généreuses (mais qui risquent de l’être moins à la mesure de la baisse de la prise en charge publique). La majorité des PME adhèrent effectivement à des systèmes de prévoyance, mais pas toutes, et avec des degrés de couverture inégaux. Les personnes qui disposent d’un revenu élevé mais n’entrent pas dans une des catégories bénéficiaires de ces régimes pourront, comme elles le font déjà largement, faire appel à des assureurs privés qui savent concocter des polices bien adaptées aux besoins. A l’autre bout de l’éventail des revenus, on peut penser que la couverture maladie universelle (CMU) continuera à assumer la prise en charge des plus démunis.

Mais les autres ? Dans une société où l’emploi précaire prend des proportions très importantes, où les jeunes mettent des années avant d’entrer dans un vrai emploi permanent - quand ils y arrivent - et où la majorité des retraités doit vivre avec des pensions très médiocres, où les travailleurs pauvres (c’est-à-dire avec des salaires insuffisants face aux dépenses contraintes) se multiplient, une proportion croissante de la population risquera de n’avoir qu’une prestation très insuffisante face aux aléas les plus lourds.

Telle est la question à laquelle les responsables politiques ne peuvent échapper. Les solutions ont été maintes fois analysées, mais elles ne sont que des réponses techniques à des choix politiques lourds.


Voir en ligne : Le Nouvel Economiste