La mondialisation : un fait social total

avril 2001

Trois sociologues importants par leurs travaux (et pas simplement par leur aura médiatique) nous disent que désormais il est urgent de réfléchir aux dimensions non économiques de la mondialisation, car c’est bel et bien une « deuxième modernité » qui est en train de se mettre en place.

À observer la multiplicité et la diversité des publications sur la mondialisation, le caractère universel du phénomène et l’intensité des controverses académiques aussi bien que profanes, il n’est guère d’hésitation possible : la mondialisation est en passe de prendre la place du capitalisme dans le débat public comme dans les sciences sociales. Il y a une raison à cela : la théorie paraît rendre compte du vécu et fournir les bases d’une idéologie politique. De même que le prolétaire rivé à sa chaîne trouvait dans sa situation concrète de travail et de vie le reflet d’une domination plus globale et pouvait interpréter la politique, l’économie et la société avec une même grille, de même le citoyen - consommateur - producteur vit à travers les dérèglements climatiques, les tornades spéculatives et les délocalisations industrielles qui affectent sa vie quotidienne les effets d’un même mouvement de mondialisation .

Longtemps les économistes ont débattu de la réalité même de la mondialisation entendue comme unification du marché mondial, obsolescence des Etats et apparition d’acteurs industriels globaux localisant librement leurs activités en fonction de purs critères d’optimum économique. Les sceptiques faisaient valoir que les flux d’échanges, de capitaux et d’hommes observés depuis 1989, n’étaient pas exceptionnels, le mouvement actuel d’ouverture ayant au moins un précédent, celui de la première mondialisation intervenue la fin du siècle dernier. Mais cette approche a vite été submergée par celle des historiens qui à la suite de Paul Kennedy ont annoncé l’avènement d’un monde fini dans lequel les défis étaient moins militaires et idéologiques que démographiques, environnementaux, technologiques et financiers. Les politologues à la suite de James Rosenau sont allés plus loin encore en mettant en cause l’ordre wesphalien des Etats-nations au profit d’un système international où les firmes, les agences supranationales, les O.N.G, les organisations internationales interagissent entre eux et avec les Etats. L’anthropologie culturelle s’empara à son tour de la mondialisation en développant une théorie du"glocal" : comment en effet rendre compte de lieux et d’imaginaires communs, de sociétés transfrontières, de cultures inventées et reterritorialisées sans penser toutes les combinaisons de l’universel et du contextuel. Enfin vinrent les sociologues tels Giddens et Beck, pour qui la mondialisation est un fait social total, elle bouleverse l’économie certes mais aussi la démocratie, la tradition, le risque, et même la famille.

Trois ouvrages parus récemment présentent et discutent ces problématiques. Tenant pour acquise la mondialisation économique, leur perspective est plus large en ce sens qu’ils entendent embrasser tous les phénomènes écologiques, politiques, technologiques et démographiques qui façonnent notre monde, et elle est en même temps plus profonde en ce sens qu’ils proposent des grilles de lecture de la société mondiale. Dans Runaway World, série de conférences prononcées pour la BBC Anthony Giddens, directeur de la London School of Economics entend montrer comment la mondialisation façonne nos vies, bouleverse nos traditions et même nos modèles familiaux. Dans What is globalization ? série d’articles académiques publiés par Ulrich Beck dans différentes revues, le grand sociologue allemand entend fonder en théorie la « deuxième modernité », celle qui naît de la mondialisation économique, de la croissance du risque produit par l’activité humaine et de l’effondrement du modèle de l’Etat national, "contenant" d’une société nationale territorialisée. Enfin dans Globalization and its Discontents, série d’articles publiés par Saskia Sassen , la sociologue de Chicago traite de la cité globale cosmopolite, objet d’un double mouvement migratoire de la part des personnels les plus qualifiés et les plus mobiles d’un côté, les plus démunis et les plus déracinés de l’autre.

Mais comme le suggère Ulrich Beck, il n’est pas inutile de définir ce dont on parle. Qu’entend-on par "mondialisation" comment faire la part avec les concepts voisins de "mondialisme " et de "mondialité". Par "mondialisme", il faut entendre l’idéologie du marché mondial et de sa domination sur les sphères politique, sociale et culturelle. Le revers de cette idéologie qui réduit l’Etat à un statut d’entreprise et nourrit l’impérialisme de l’économique est le protectionnisme : le protectionnisme vert, qui voit l’Etat nation comme un biotope politique menacé d’extinction et qu’il convient de protéger ; le protectionnisme rouge, qui dénonce la destruction des emplois, les délocalisations et la mise en cause de l’Etat providence et croit trouver dans des solutions de repli la préservation d’un modèle économique passé ; enfin le protectionnisme noir ou conservateur, qui entend protéger une société, une identité et une culture nationales sans accepter les régulations économiques qui permettraient de maintenir le lien social.

Par "mondialité", il faut comprendre que nous vivons depuis longtemps déjà dans une société mondiale, c’est-à-dire une société qui ne connaît plus les cloisonnements spatiaux, qui est multiple, diverse et dépourvue de principe d’unité ou de cohésion. Les formes transnationales d’organisation de la production et du travail, les mouvements universels de consommateurs qui apparaissent à l’occasion de boycotts sont une première forme de mondialité dans l’ordre économique. Les perceptions communes des effets de l’activité humaine sur la destruction de la nature, la circulation planétaire instantanée de l’information en sont une autre dans l’ordre des représentations. La multiplication des lieux-monde comme les aéroports ou les métropoles urbaines, les modes de vie transnationaux contribuent également à l’avènement d’une société mondiale réflexive, polycentrique et multidimensionnelle.

La mondialisation enfin est un processus qui voit les Etats - nations souverains minés dans leurs prérogatives, ignorés et traversés par des acteurs multinationaux en réseau poursuivant des stratégies propres à partir d’identités spécifiques. Il s’agit d’un processus irréversible, caractère qui s’explique par toute une série de raisons : économiques - l’intensification des flux commerciaux et financiers, la révolution des NTIC, écologiques - la destruction de l’environnement planétaire -, culturels - l’émission et la diffusion sans restriction de flux d’images d’information et de fiction -. Cela tient aussi à l’émergence d’une conscience mondiale - la demande universelle de droits de l’homme, l’existence d’une grande pauvreté à l’échelle mondiale-. Cela tient enfin à des raisons politiques -naissance des autorités de régulation internationale ou régionale comme l’OMC, le FMI ou la BCE-. Pour Beck, un constat s’impose : la société mondiale est une société sans Etat mondial et sans gouvernement mondial, elle laisse donc la voie libre à l’expansion anarchique du capitalisme mondial. Les Etats - nations se trouvent donc pris entre des opinions publiques qui les somment d’intervenir pour réguler, protéger et redistribuer, les forces de la mondialité qui les privent de ressources et d’emprise, et des acteurs transnationaux incapables de jeter les bases d’un gouvernement planétaire.

La mondialisation, définie comme phénomène social total, doit donc conduire à tout repenser, et Giddens esquisse ce travail dans son ouvrage Runaway World. Sa première thèse est que la mondialisation est un processus dialectique : elle produit un double évidement politique de l’Etat : par le haut - les marchés mondiaux, les organisations internationales -, et par le bas - les nouveaux espaces économiques et culturels transfrontières comme la Catalogne ou Hong-Kong -, mais les transferts de souveraineté ont été voulus et effectués par les Etats. En d’autres termes, si les NTIC ont fourni le moteur de la mondialisation, si la diffusion culturelle a accéléré le processus, ce sont bien les Etats qui par les politiques de déréglementation, de libéralisation et d’intégration régionale ont amorcé le processus. La mondialisation passe souvent pour une occidentalisation, mais ajoute Giddens, on assiste à bien des égards à une colonisation culturelle à rebours - latinisation de Los Angeles, reconquête du Portugal par la télévision brésilienne, dépendance grandissante à l’égard des informaticiens indiens.

Cette société mondiale est une société du risque. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le risque que nous avons à affronter est un risque produit par l’activité humaine (manufactured risk), il est lié à l’innovation et non à des phénomènes naturels (external risk), c’est un risque qui frappe indifféremment les riches et les puissants comme les pauvres et les démunis où qu’ils résident sur la surface de la planète. C’est un risque enfin qui n’a de validité scientifique qu’au moment de sa réalisation c’est à dire quand il est trop tard, d’où l’invocation d’un principe de précaution, aussi indispensable que difficile à mettre en œuvre.

La société mondiale qui a bien des égards se fabrique dans les aéroports, dans les districts financiers des mégalopoles, dans les communautés virtuelles de l’internet, est aussi une société qui entretient voire invente des traditions pour retisser les liens communautaires. Le fondamentalisme religieux est l’enfant de la mondialisation qu’il utilise et contre lequel il se dresse. Nos vies sont le produit d’un incessant va et vient entre autonomie d’action et obligations intériorisées, entre cosmopolitisme et fondamentalisme. L’évolution de la famille illustre ce mouvement. Giddens voit dans l’institution du mariage de moins en moins un contrat économique et de plus en plus un engagement ritualisé fondé sur l’amour romantique, un effet de la diffusion des droits et des modèles sociaux favorisant l’avènement d’une "démocratie des émotions".

La dernière thèse de Giddens porte sur le paradoxe démocratique : c’est au moment où la démocratie se diffuse partout dans le monde que la désillusion à son égard s’accroit. La politique a perdu de sa centralité, les gens sont plus autonomes, moins déférents à l’égard du pouvoir, moins concernés dans leur vie quotidienne par les débats parlementaires. La politique est désinvestie par les jeunes car vécue comme impuissante face aux forces du marché, corrompue, exercée par des professionnels ne traitant pas des vrais enjeux écologiques, sexuels ou éthiques. "Démocratiser la démocratie" suppose à la fois de trouver des mécanismes de responsabilisation des grandes organisations internationales, et d’intégration dans le jeu politique intérieur des groupes de pression spécifiques (ce qu’on appelle les single issue groups) .

Le programme d’Ulrich Beck n’est guère différent de celui de Giddens, mais il est plus ambitieux, plus dense et plus contestataire. Autant Giddens reste optimiste quant à la capacité d’une société mondiale pluraliste d’accéder aux nouvelles "Lumières", autant Beck est sombre. Pour lui l’alliance formée de fait par des firmes transnationales poursuivant le seul objectif de la maximisation du profit, des Etats impuissants en matière macroéconomique et des groupes sociaux déstructurés ne peut produire qu’une planète écologiquement ravagée, économiquement destructrice d’emplois et socialement inégalitaire. On comprend alors qu’il en appelle à une nouvelle utopie. Mais à nos yeux l’intérêt majeur de l’ apport de Beck réside dans le fait qu’il entend jeter les bases d’une sociologie de la mondialisation.

Au point de départ, il y a ce que Beck nomme une « container theory of society », qui empiriquement a permis de rendre compte de la première modernité, celle qui faisait de l’Etat national territorial le "contenant" d’une société, d’une culture et d’une politique : pas de société sans Etat, pas d’Etat sans autorité sur un territoire borné. Citons Beck "L’espace intérieur de sociétés séparées de l’extérieur se divise en totalités diverses qu’on peut analyser d’une part comme des identités collectives (classes, groupes de statut, groupes religieux ou ethniques) et d’autre part comme les mondes autonomes de l’économie, du droit de la famille (...) avec leurs codes et leurs logiques. L’homogénéité interne d’une société est un résultat de l’action publique (...), celle-ci s’inscrit dans un territoire". Si l’Etat national territorial n’est plus l’unité pertinente d’analyse par quoi le remplacer ? La théorie des deux mondes de Rosenau, celui des Etats-nations et celui des acteurs transnationaux - ne suffit pas. Certes un ordre mondial régi par des acteurs transnationaux se fabrique sous nos yeux, mais cet ordre continue à dépendre pour partie du système des Etats - nations. Comment alors intégrer le risque global, produit de l’activité humaine ? Si les troubles écologiques créent des opportunités d’action, la théorie des deux mondes ne dit rien sur l’action elle-même. Les théories culturalistes ne sont pas non plus d’une grande aide, les rassurantes certitudes du ou/ou ont laissé la place aux relations circulaires du et/et, en ce sens que le monde présent est global et régional, unifié et fragmenté, centralisé et décentralisé. Une chose est sûre pourtant : "une société mondiale sans Etat mondial signifie une société non organisée politiquement et où donc les opportunités d’action et de pouvoir qui émergent sont confisqués par des acteurs transnationaux qui n’ont pas de légitimité démocratique » - ce que l’auteur appelle l’univers de la subpolitics .
La deuxième modernité se caractérise donc par :

L’émergence d’une société civile mondiale faite de communautés transnationales à base identitaire, technologique, économique, ou culturelle. Des communautés transnationales peuvent se former autour de la religion (islam), de savoirs (les communautés d’experts), de styles de vie (pop, techno, écolo), d’orientations politiques (mouvements écologistes, consuméristes), de relations de parenté (familles). L’Afrique, dit Ulrich Beck, n’est pas un continent mais un concept qui embrasse des communautés imaginaires comme le festival de Notting Hill en Angleterre. De même les liens tissés entre les américains d’origine mexicaine et les mexicains envoyés en mission aux Etats-Unis pour trouver du soutien forgent des communautés transfrontières communiant dans les mêmes modes de consommation, les mêmes sensibilités et qui peuvent se reterritorialiser autour des villages d’origine des populations déplacées. La société civile mondiale a ses réseaux (des médias, des décideurs économiques, des diasporas chinoise, libanaise, des biotechnologies, d’Internet), elle a ses espaces (hôtels, aéroports), ses affects (le Foot, les soap operas, la princesse Diana,).

La coexistence du système des Etats et d’une arène où évoluent des acteurs transnationaux. Ces acteurs sont aussi bien des firmes transnationales comme Disney ou Monsanto, des organisations internationales comme le FMI, des ONG comme Greenpeace et des multinationales spirituelles comme l’Eglise catholique. Comment établir un droit cosmopolite négocié entre Etats (statocentrisme) quand le pouvoir de ceux-ci s’érode et qu’on ne peut attendre ni l’avènement d’un Etat planétaire, ni s’en remettre à un Droit sans Etats (modèle cosmopolite centré sur la relation ONG-citoyens ou modèle internationaliste centré sur la relation ONG - autorités de régulation internationales).

L’absence d’un pouvoir planétaire et donc la multiplication non régulée de tensions entre acteurs qui se livrent à des "voies de fait" comme les boycotts écologiques ou consuméristes plus ou moins justifiés. Dans la première modernité, il y avait deux équilibres de fait : la domination d’une puissance hégémonique ou l’équilibre de la terreur. Dans la deuxième modernité, le choix est entre la perte de souveraineté et la coopération transnationale dans le cadre d’une mutuelle dépendance subie mais aussi voulue.

Le caractère indissolublement global et local ("glocal") de la société civile mondiale et des formes diverses de son inscription territoriale. L’émergence d’une société civile mondiale se lit certes dans la multiplication des opportunités de pouvoir et des espaces d’action mais plus encore dans l’orchestration symbolique d’une contestation mondiale, et surtout dans la mondialisation biographique. "La mondialisation biographique signifie que par les mariages multiculturels, la diversité des parcours professionnels et des amitiés, ce sont les modes de vie individuels qui sont eux-mêmes mondialisés (...). Elle renvoie à cette multi - territorialité qui implique la traversée des frontières entre nations, religions, cultures, et ethnies et dont les oppositions sont inscrites dans une même vie (...). Si ma vie se déroule dans une pluralité de lieux, c’est peut être qu’elle se déroule en fait dans un espace commun".
Ulrich Beck voit le salut dans l’émergence d’une démocratie écologique responsable fondée sur une citoyenneté technologique, il propose, dans une perspective durkheimienne, de substituer la souveraineté organique de la coopération à l’anarchie mécanique de la concurrence entre logiques et entre acteurs.

La sociologie de Saskia Sassen est moins ambitieuse et plus ciblée que celle de Beck puisqu’elle concerne la ville mondiale. Elle ne s’en inscrit pas moins dans la même perspective d’ensemble à savoir l’analyse des transformations socio-économiques et socio-politiques induites par la mondialisation et leur inscription territoriale. Les migrants, les minorités ethniques, les femmes sont pour Sassen des témoins particulièrement sensibles pour qui veut comprendre les mutations du travail, des rôles sociaux et de la vie en société. Après d’autres, notamment les économistes géographes, Sassen s’interroge : comment expliquer l’hyper concentration urbaine à l’ère des réseaux et du développement des activités à localisation libre ? Pourquoi un système transnational si diffus a-t-il besoin de concentrer ses fonctions manageriales et financières ? Pourquoi enfin, si les travailleurs intellectuels peuvent communiquer et interagir si facilement grâce aux réseaux, trouve-t-on une telle concentration d’écrans d’ordinateurs sur quelques km² à Manhattan, Tokyo ou Londres ? Les métropoles urbaines ne sont pas seulement des espaces investis par les travailleurs high-tech, elles voient cohabiter l’extrême misère et la richesse insolente, les compétences les plus rares et le travail le plus déqualifié, les modes de vie de la jet set et ceux d’une myriade de groupes ethniques. Comment gérer une ville mondialisée quand la matière fiscale est volatile, alors que les dépenses de sécurité et de redistribution s’élèvent et que les minorités entendent faire valoir leur droit à la ville ? Saskia Sassen explique comment le système métropolitain constitue en fait un nœud crucial tant pour les réseaux économiques de production et de financement que pour les réseaux migratoires, et donc identitaires et culturels. Mais ce nœud métropolitain n’est pas pur réceptacle, c’est en même temps un acteur politique capable de stratégies d’attractivité et d’intégration. Ainsi New York, en offrant à la fois un réseau en fibres optiques surdimensionné, des compétences rares en droit, marketing et finance mais aussi une armée de travailleurs peu qualifiés, peut attirer les firmes transnationales. New York offre une gamme d’emplois qui permet aux firmes transnationales d’optimiser leur niveau d’externalisation et à leurs salariés de profiter du meilleur rapport qualité-prix en matière de services personnels. La concentration de populations défavorisées dans les métropoles capitalistes s’explique par un triple mouvement : 1° les flux migratoires sont inséparables des flux de capitaux, 2° l’économie développée prospère d’autant mieux qu’une économie invisible se développe à ses marges et 3° la concentration urbaine donne une présence et une visibilité aux sans-pouvoir.. Du fati de la mondialisation, on assiste donc à l’émergence d’une nouvelle géographie de la centralité et de la marginalité. La concentration économique dans les agglomérations et les districts industriels dévitalise le tissu urbain environnant en accélérant du même coup les phénomènes de polarisation. La marginalité économique des immigrés masque leur centralité urbaine et plus encore leur insertion dans des réseaux mondiaux identitaires, culturels et de solidarité. Si bien qu’on peut dire à la fois que le multiculturalisme est un produit de la mondialisation, que l’économie des réseaux est un facteur de polarisation géographique et que la capacité politique des gouvernants est le critère majeur de succès des stratégies d’attractivité urbaine. Sans capacité fiscale, la ville se désarticule entre élite "glamour" et minorités actives de "la guerre urbaine".

Mais l’ambition de Sassen ne se limite pas à cette sociologie urbaine descriptive, elle est aussi théorique. Sassen veut apporter sa contribution à une sociologie du "genre" (gender) au sens du clivage masculin/féminin. La mondialisation fournit au moins trois terrains à une approche de type "féministe". On ne comprend pas comment se développe l’agriculture extravertie du tiers-monde organisée par les multinationales de l’agro-industrie si en même temps on ne perçoit pas le rôle de la femme dans le maintien d’une agriculture vivrière qui contribue à l’équilibre du ménage et au faible prix des denrées exportées. Par ailleurs, si on ne se pose pas la question du genre, on passe à côté d’un phénomène massif qui est celui de la féminisation du prolétariat au Sud, mais même au Nord dans les activités comme l’électronique, les composants et bien sûr les textiles. Enfin le rôle féminin est transformé par les migrations. Qu’il s’agisse de ménages éclatés entre le Nord et le Sud où la femme est restée sur place pour devenir chef de famille, ou de ménages déplacés où elle a rejoint son mari, le rôle économique et social tout comme la subjectivité de la femme s’en trouvent redéfinis.

À la lecture de ces trois ouvrages, on constate que si le point de départ est commun, l’objet l’est également, et que si les approches diffèrent ce n’est pas tant entre auteurs qu’au sein même de leurs contributions respectives. Ulrich Beck en particulier fait alterner des proclamations militantes à la Viviane Forester, des références savantes et de fines analyses sociologiques. Nos trois auteurs s’entendent à la fois pour estimer que la mondialisation économique est acquise et pour considérer que ce sont les dimensions non économiques mais sociales, politiques et culturelles qu’il convient d’étudier. Dans leurs ouvrages respectifs, ils apportent les premières réponses à quatre types de questions 1° Qu’est ce que la société mondiale quand les individus se définissent par leur multi-appartenance et que les Etats-nations assurent de moins en moins leur fonction d’intégration, de protection et de maîtrise d’un devenir collectif ? 2° Comment penser global et local, universel et contextuel, mondial et inter-national, bref comment penser la deuxième modernité 3° Qu’est-ce que la société du risque d’origine humaine, et quelles conséquences faut-il en tirer pour l’organisation de la protection sociale, des échanges, voire des pouvoirs ? 4° Quelle peut être l’utopie d’un monde fini, unifié par les échanges, les migrations et les risques subis ?. Comment gouverner démocratiquement ce monde ouvert, comment éviter les régressions protectionnistes et xénophobes ? Les analyses et les réponses fournies dans ces trois ouvrages sont souvent discutables dans le détail, mais prises ensemble elles constituent un corpus à intégrer d’urgence pour ceux qui veulent commencer à penser "global".


Voir en ligne : Sociétal


A propos de Anthony Giddens, Runaway World, Profile Books, Londres, 1999, 104 pages ; Ulrich Beck, What is Globalization ?, Polity Press, Cambridge, 2000, 180 pages ; Saskia Sassen, Globalization and its Discontent, The New Press, New York, 2000, 254 pages.
Le débat a plus opposé les "political economists" que les économistes, les plus en vue étant Kenichi Ohmae d’un côté, Hirst et Thompson de l’autre [N.B. Sur la précédente vague de mondialisation voir la recension du livre de O’Rourke et Williamson, Globalization and History par R. Guesnerie dans Sociétal, n° 30, 4ème trimestre 2000, ndlr].
Paul Kennedy, Préparer le XXI° si-cle, Odile Jacob, 1994
James Rosenau Turbulence in World Politics A Theory of Change and Continuity. Londres, Harvester Wheatsheaf, 1990.
Featherstone, Lash et Robertson (dir.), Global Modernities, Londres, 1995.
Dans le même numéro 30 Sociétal a publié une interview d’Anthony Giddens par Béatrice Bazil (ndlr).
Deux ouvrages récents l’un sur le mode journalistique, l’autre sur le mode académique présentent des développements particulièrement intéressants sur la contestation de la mondialisation, les risques de retour à des solutions protectionnistes, et les enjeux de l’appropriation politique de la mondialisation : John Micklethwait et Adrian Wooldridge, A Future Perfect, Crown Business, New York 2000, et Held,Mac Grew,Goldblatt et Perraton, Global Transformations, Stanford University Press, Stanford 1999.