Le Chômage français
mars 1999
Un an de croissance continue a permis de lire à livre ouvert les principaux traits du « chômage français ». La croissance de l’activité est fortement créatrice d’emplois, son contenu s’élève même depuis quelques années. En 12 mois d’une croissance supérieure à 3%, 360 000 emplois ont ainsi été créés. Le chômage des jeunes a dès lors reculé mais au profit de formes précaires d’emploi, confirmant ainsi que l’entrée sur le marché du travail passe par un sas de contrats à durée détérminée. Le chômage de longue durée persiste, il ne se résorbe pas mécaniquiement avec la reprise. L’emploi intérimaire dans l’industrie explose, signe que l’entreprise adapte le noyau dur de son salariat à un niveau moyen d’activité et recourt pour le reste à l’interim. Comme à chaque regain d’activité, des pénuries de qualifications apparairaissent rapidement confirmant ainsi qu’une part notable du chômage est du à l’inadaptation des formations aux qualifications requises. Un an de crise asiatique et de révolution numérique matérialisés par un déclin de la contribution du commerce exterieur et un envol de celle de l’investissement à la croissance ont illustré le rôle toujours décisif de la consommation domestique. Toutes ces manifestations d’un chômage d’abord sensible à la nature et au niveau de l’activité, puis à la distribution des qualifications et enfin aux rigidités réglementaires auraient du mettre un terme à la prolifération des idées reçues sur les causes du chômage, tel n’est pourtant pas le cas.
Dans la chronique » des idées reçues, la « fin du travail » connaît un remarquable succès. Les économistes adeptes de la révolution informationnelle, les philosophes contempteurs de la civilisation du travail, les « néo-radicaux » en quête de la dernière « horreur » capitaliste, tous voient dans le chômage l’avenir de l’humanité. Que ce type de thèses prospère au moment où aux Etats Unis notamment les économistes se hâtent pour inventer un modèle qui rende compte de la baisse tendancielle du taux de chômage naturel n’étonne personne. Tant il est vrai qu’une erreur persistante pour peu qu’on lui laisse le temps de se développer peut à la faveur d’un retournement du cycle économique passer pour une prophétie.
La deuxième idée reçue est que la mondialisation et/ou la révolution informationnelle sont destructeurs d’emplois dans les pays développés. L’évidence de la perte d’emplois dans les secteurs traditionnels d’activités, la désertification de certaines régions, l’irrésistible montée en puissance de pays comme la Chine ou l’Inde plaident pour l’évidence de cette thèse. Et pourtant les excédents commerciaux de l’Europe, la faible part du commerce non-OCDE pour un pays comme la France, la modicité des flux directs d’investissement facteurs de délocalisation, les impacts diversifiés de la révolution des NTIC et surtout l’absence de toute corrélation entre degré d’ouverture et niveau de chômage auraient du définitivement condamner cette idée qui n’en continue pas moins à prospérer. Lorsque la reprise de l’activité se confirme, que la consommation intérieure prend le relais de la demande externe, que l’impact industriel de la crise asiatique se révèle modéré et que les salaires s’élèvent, la preuve empirique est faite que la mondialisation n’a pas les traits qu’on lui prête et que la révolution des NTIC n’a pas les effets attendus. La réalité est plus simple à comprendre, les pays développés vivent une fantastique transition de la société industrielle vers la société de services, la nature des emplois, leur concentration, la taille des entreprises où l’activité s’exerce, les qualifications requises en termes de diplômes et de savoirs relationnels tout bascule. En même temps le vieillissement de la population, la distribution des pouvoirs d’achat induisent une structure des consommations où s’illustre la part grandissante des services à la personne. Les débats sur la mondialisation ou la fin du travail illustrent davantage cette incapacité à ajuster les représentations à la réalité du marché de l’emploi que l’inverse. Mais qu’importe, le devoir de dissidence commande, la mondialisation reste la source de tous les dangers.
La troisième idée reçue est qu’on peut faire reculer le chômage en diminuant la durée du travail et en partageant le stock d’heures de travail disponible. L’histoire sociale et celle des modes de production sont à cette occasion appelés en renfort, elles témoignent de la baisse séculaire de la durée du travail, du rôle du conflit social et de l’action du législateur dans ces avancées sociales. L’erreur ici est triple, ce modèle explicatif suppose l’existence d’un stock de travail homogène et fongible à partager alors qu’il s’agit de flux hétérogènes et fortement différenciés, il méconnaît l ’effet « Sauvy » d’une perte de richesses et d’emplois en cas d’application d’une mesure générale à des secteurs en « surchauffe » qui butent sur une pénurie de main d’oeuvre qualifiée, il fait l’impasse surtout sur les modalités du partage du travail et les conditions de la compensation et de la réorganisation du procès de production. Ce constat condamne-t-il pour autant toute politique volontaire de baisse de la durée du travail ? Non pour autant que sont reconnus trois principes, celui de la négociation à coûts constants qui suppose un troc d’avantages mutuels, celui de la différenciation qui intègre dans les solutions adoptées l’infinie diversité des emplois et de leur mode d’exercice, celui de la dérogation sectorielle.
La quatrième idée reçue, popularisée par l’OCDE, est que par eux mêmes l’existence du SMIC et de minima sociaux seraient facteurs de chômage car ils désinciteraient au travail, contribueraient à éliminer le travail non-qualifié et réduiraient à l’excès la dispersion des salaires. Que le Gouvernement britannique fasse le choix d’instituer un SMIC horaire ou que les hollandais connaissent un faible chômage malgré l’existence d’un salaire minimum devient alors inexplicable. Le problème en fait n’est pas celui de l’existence du SMIC mais d’une part son niveau, d’autre part son écart aux différents minima sociaux et enfin son rapport avec la productivité de ceux qui sont rémunérés à ce niveau. Il ne résulte pas pour autant de ce qui précède que le coût du travail n’a pas d’incidence sur le niveau de la demande de travail non-qualifié.
La dernière idée reçue est que le chômage est la manifestation tangible d’un monde voué à la baisse des aspirations salariales et sociales. Un monde meurt celui de l’industrie, du syndicalisme, de la mobilité sociale. Un autre lui succéderait fait de déclassement, d’appauvrissement des nouvelles générations et de précarité généralisée. Curieuse idée à la vérité que celle qui associe le travail en usine, pénible, répétitif, payé sur une base horaire et le travail dans les services aux petits boulots des « hamburger flippers ». Que la civilisation de la « company town » disparaisse n’est pas une nouveauté mais la méconnaissance de la distribution des emplois dans les services, de leur niveau de qualification et de rémunération ne cesse de surprendre. Dans la galaxie des services, il y a d’une part les activités hautement qualifiées et rémunérées des services aux entreprises, il y a ensuite les activités marchandes de service aux consommateurs et enfin les services relationnels marchands ou non marchands. La « job machine » américaine crée plus d’emplois de service qualifiés et bien rémunérés que de petits boulots.
Depuis un an avec le retour de la croissance, l’emploi progresse à nouveau et le chômage recule. La solution n’est venue ni du repli national, ni d’une limitation des progrès de la productivité, ni du développement du tiers secteur, ni de la promotion de l’activité en substitution à l’emploi, ni de la baisse de la durée du travail mais plus simplement d’un début de résorption du chômage conjoncturel.
Le chômage français présente trois composantes : la première dite « keynésienne » est liée à l’insuffisance de la demande, elle tient au fait que l’activité est ralentie et que la croissance obtenue est inférieure au potentiel de croissance de l’économie nationale. La politique macro-économique menée entre 90 et 97 dans un contexte marqué par la collision de la réunification allemande et de la phase 2 de l’UEM a eu un coût en termes de non-croissance et de chômage. La deuxième dite « classique » tient aux rigidités de l’offre ou à son inadaptation, aux entraves mises à l’ajustement des marchés par les régulations publiques ou par l’oligopole social. Le noyau dur du chômage français s’est formé entre 1974 et 1983 quand la pression fiscale, sociale et réglementaire pesant sur les entreprises les ont conduites à privilégier dans les restructurations des solutions restrictives en matière d’emploi. La troisième, dite « frictionnelle » tient au fait que le chômage est la résultante d’entrées et de sorties du marché du travail et qu’à un moment donné il y a nécessairement des salariés en transit entre deux occupations.
Comment évaluer la part des différents chômages dans le cas français. Début 1997 le chômage est à 13%. On sait que dans les années Rocard (période 88-90) le chômage était de l’ordre de 9%, Cela signifie donc qu’en 1997 le chômage conjoncturel était de l’ordre de 4%. Mais cela signifie aussi que lorsqu’on est en haut de cycle et qu’on élimine tout chômage conjoncturel, il subsiste un chômage structurel (au sens de l’OCDE) de 9%. Sachant par ailleurs que le chômage frictionnel à peu près incompressible est de l’ordre de 5%, le noyau dur du chômage spécifique à la France et qui ne s’explique donc ni par l’insuffisance de l’activité, ni par la mobilité inhérente à une économie complexe, ouverte et en perpétuelle évolution est donc de l’ordre de 4%.
Peut on donc s’en remettre à la croissance et au libre jeu du marché pour que le meilleur des mondes advienne en matière d’emploi. La réponse est non pour trois raisons d’évidence.
Même si la croissance permet de résorber le chômage conjoncturel, elle butera sur un noyau dur structurel. L’emploi industriel est appelé à évoluer de manière considérable, comme seul l’emploi agricole a évolué après guerre. Construire une économie basée sur la connaissance et le traitement de l’information requiert une révolution copernicienne de l’éducation et des modes d’intervention publics. Si l’emploi se développe surtout dans les petites structures innovantes, si la qualité de la prestation individulle est décisive, si la mobilité et la réactivité doivent primer alors l’Etat doit « équiper » les individus et les dispositifs réglementaires pensés pour la grande entreprise industrielle doivent être fondamentalement repensés.
Le marché de l’emploi est un marché ce qui signifie que l’offre, la demande et les prix ont un sens mais c’est un marché fragmenté, régulé et dont les acteurs sont dotés d’une mémoire longue de l’intervention publique. Toute instabilité de la règle, toute volonté uniformisatrice, toute émission de messages contradictoires ont un coût en termes d’emploi. Il en est ainsi de la baisse du coût du travail non qualifié. Tant que cette baisse est discutée, rognée, remise ne cause, elle ne produit pas les effets attendus en termes d’emplois non qualifiés et génère incontestablement des effets d’aubaine.
Toute économie capitaliste trouve ses marges de flexibilité, par le temps partiel négocié en Hollande, la déréglementation sociale en Grande Bretagne, la précarité de l’emploi des jeunes en France. Les formes et le niveau que prennent le chômage dans un pays comme la ventilation de l’emploi entre public et privé expriment toujours une préférence implicite ou explicite des acteurs politiques et sociaux. On ne comprendrait pas autrement comment des pays d’un niveau égal de développement soumis aux mêmes contraintes et ayant connu une croissance moyenne équivalente sur 30 ans puissent aligner des niveaux de chômage si différents.
Voir en ligne : le Monde des Débat