Entretien croisé avec Patrick Artus
septembre 2000
Avec la prospérité reviennent les revendications salariales. Qui touche aujourd’hui les fruits de la prospérité ?
Elie Cohen : 500 000 emplois probablement créés en France en l’an 2000 après 450 000 en 1999 c’est le résultat de la croissance et de la répartition des fruits de la croissance. Les politiques de baisse de charges et plus récemment les 35 heures ont été pensées pour enrichir le contenu de la croissance en emplois. Seulement voilà dès que la menace du chômage s’éloigne, la revendication salariale pointe, ce qui est légitime. Après tout les entreprises confrontées à des pénuries de tra-vailleurs qualifiés et non qualifiés auront à régler par la négociation ces revendications. Mais, lorsqu’on parle de partage des fruits de la croissance , c’est aux fonctionnaires et aux retraités qu’on pense La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si on doit continuer à mettre l’accent sur la lutte contre le chômage ou si on doit augmenter les cheminots donnant ainsi le signal d’une hausse générale des revenus administrés.
Patrick Artus : Dans le partage qui s’opère entre profits, emploi et salaires, nous vivons aujourd’hui une situation extraordinai-rement inédite. Alors que la masse salariale réelle en France a augmenté de 3 %, cet accroissement a profité pour 2,5 % à la création d’emplois et pour 0,5 % seulement à la hausse du pouvoir d’achat des salariés en place. La croissance crée de plus en plus d’emplois. C’est totalement nouveau. Globalement, jusqu’ici lorsque cela allait mal on licenciait, et quand cela allait bien c’est ceux qui étaient restés dans les entreprises qui récupéraient le surplus du retour à la croissance. Donc, nous vivions dans un monde d’inégalités majeures entre ceux qui étaient dedans et ceux qui étaient dehors mais ce monde est apparemment en train de disparaître. Ainsi, aux Etats-Unis, où pourtant les 35 heures n’existent pas et où le marché du travail est tendu, les salariés ont beaucoup de mal à obtenir des augmentations. Depuis 1994, en moyenne, tous les ans les salaires y augmentent moins vite que la productivité.
Il n’y a donc pas d’oubliés de la croissance ?
P. A. : Il y en a de moins en moins. Regardez ce qui se passe aux Etats-Unis, que l’on dit si inégalitaires. Le taux de chômage pour le tiers le moins qualifié de la population est tombé à 9 %. C’est encore beaucoup, certes, mais c’était 20 % il y a 10 ans. On est en-dessous de 8 % pour le taux de chômage des noirs, ce qu’on n’avait jamais vu. En France, le taux de chômage des plus qualifiés est de 5,5 % et à l’autre bout de l’échelle, il est de 17 % pour les moins qualifiés : c’est très élevé mais tout de même en baisse de 8 % par rapport aux 25 % d’il y a trois ou quatre ans. Comme aux Etats-Unis donc, le chômage baisse pour tous les niveaux de qualification. C’est d’ailleurs logique. Après tout, si vous embauchez un ingénieur dans une société de service informatiques, il va aller au restaurant, sortir, dépenser.
Donc la balance se rétablit entre les salariés qui étaient “ dehors ” et ceux qui sont “ dedans ”. Qu’en est-il des profits ?
P.A. : Ce qui a changé par rapport au dernier cycle économique, c’est le pouvoir de l’actionnaire. Autrement dit aujourd’hui on ne peut plus trop toucher à la profitabilité, ni es-pérer que les salariés améliorent globalement leur part du gâteau.
L’actionnariat salarié peut-il venir compenser ce frein mis sur les salaires ?
E. C. : Dans la mesure où la sphère du salaire est contrainte, il faut trouver ailleurs des moyens de fidéliser les salariés, notam-ment dans le secteur des nouvelles technolo-gies où le marché du travail est très tendu. La nouveauté c’est qu’un nombre grandissant mais, limité malgré tout de salariés, émarge à la fois dans la sphère salariale et dans la sphère du profit.
A cet égard, les montants impres-sionnants des stock-options détenus par certains cadres dirigeants ne peuvent-ils pas agir comme un chiffon rouge sur les salariés qui n’en ont pas ?
P. A. : Il y a deux types de “ jackpot ”. D’abord, il y a la chance, le coup de pot. Monsieur et Madame étaient à l’ORTF. Monsieur part à TF1 et Madame à France 2 et maintenant ils ont un rapport de patrimoine de 1 à 100. ... Et puis il y a les enrichissements indus de cadres dirigeants de la vieille économie. Le problème est soulevé aujourd’hui aux Etats-Unis. Certains fonds de pension sont en train de mener une lutte farouche contre les stock-options que se sont distribués les dirigeants des grandes entreprises traditionnelles. Qui n’ont pas créé l’entreprise et quelquefois même l’ont dégradée. Serons-nous capables dans une société, disons social-démocrate, de distinguer entre l’enrichissement normal, mérité et celui qui est indu ? Mais c’est une question très compliquée. Comment distinguer fiscalement l’enrichissement indu de l’enrichissement normal ?
E. C. : L’image du jakpot est séduisante mais trompeuse, ce n’est quand même pas la même chose de travailler à France telecom Mobiles ou à la Poste de Mende. Plus sérieu-sement, la dynamique du capitalisme n’est pas de produire spontanément un ordre égalitaire. Or la France est animée par une passion égalitaire dans une économie mondiale, où la propriété a repris ses droits, il faut composer avec les nouvelles règles du jeu ! Il va bien falloir régler la contradiction entre exigences des droits de propriété et aspiration égalitaire. Cela passe pour partie par l’élargissement de l’actionnariat des salariés et pour partie par la fiscalité. Avec une limite qui tient à la concurrence fiscale entre pays développés.
P. A. : Je n’ai pas vraiment dit ça ! Car au fond nous sommes d’accord sur l’analyse de base. L’Europe semble être en train de se diri-ger vers le modèle américain où les inégalités de salaires ont plutôt diminué, mais où celles du patrimoine (actions comme immobilier) sont devenues colossales. Bien sûr 60 % des Américains ont des actions mais la plupart d’entre eux n’en ont pas beaucoup ! Les Américains qui ont autour de 50 000 dollars par an de revenus ont autour de 50 000 dollars d’actions. Et ceux qui ont plus de 100 000 dollars par an de revenu ont plus de 4 millions de dollars d’actions. Là où la différence va de 1 à 2 pour les revenus elle va de 1 à 400 ou même à 800 pour le patrimoine boursier. Les Français peuvent-ils accepter une telle inégalité patrimoniale ? Je ne le crois pas. Il va falloir réfléchir très rapidement aux façons d’éviter le modèle américain. La seule solution, ce sont les plans d’épargne d’entreprise à long terme. Il n’y a pas à tergiverser. Que l’on appelle ça comme l’on veut, cela n’a aucune importance ! Mais pour le PS c’est une révolution incroyable. Dire que réduire les inégalités, consiste à distribuer des actions à tout le monde, n’est pas une proposition vraiment émmanuellienne !
E. C. : Pourtant cela permettrait de renouer avec la vraie tradition sociale-démocrate. Souvenons-nous que, au départ, l’idée des fonds de pension salariaux d’entreprises vient de la social-démocratie suédoise. Pour distribuer du patrimoine mais aussi mobiliser les salariés pour qu’ils pèsent dans leurs propres conseils d’administration. En France, le débat est complètement décalé. Comment ce qui fut considéré pendant des années en Suède comme la pointe la plus avancée du combat social-démocrate est devenu en France la marque de l’ultra-libéralisme, c’est un mystère ! Au risque de se répéter l’actionnariat salarié en Suède a été combattu par le patronant car il y voyait un risque majeur de socialisation de l’économie
P. A. : C’est certain. Le capitalisme populaire peut être un élément de contrôle et de régulation.
E. C. : Parlons aussi de l’escroquerie intellectuelle qui consiste à présenter le capitalisme populaire sous le jour unique du petit boursicoteur qui se fait plumer à tous les coups. Lorsque l’on parle de fonds salariaux, c’est à autre chose que l’on fait référence. Et je crains que cette présentation erronée ne conduise à torpiller l’effort timide de Fabius avec les plans d’épargne d’entreprise...
P. A. : Nous avons vécu une transition du modèle de capitalisme. Il faut en tirer les conséquences. Le modèle du capitalisme allemand où les syndicats étaient au conseil, alors qu’ils n’avaient pas d’actions, a complètement disparu. A l’inverse aujourd’hui les représentants des salariés ne sont pratiquement plus dans les conseils d’administration, même dans les sociétés où ils sont gros actionnaires de l’entreprise. Il me semble que la voie médiane où l’on aurait une représentation actionnariale des salariés au conseil serait efficace et je ne vois pas pourquoi on rejette cela.
E. C. : Sans doute à cause de l’idée que le pouvoir syndical s’affaiblit si la part du salaire diminue dans la rémunération. C’est totalement faux. Mais je comprends qu’il soit difficile pour des syndicats traditionnels de repenser leur rôle.
Que peut faire le gouvernement ? La fameuse “ dictature des fonds de pension ” lui laisse-t-elle une marge de manœuvre dans la répartition de la valeur ajoutée ?
E. C. : Parlons en de la dictature des fonds de pension ! Et voyons d’abord d’où l’on vient. Le capitalisme français a été pen-dant des décennies un capitalisme sans capitaux encastré dans l’Etat, dans lequel, en gros, les grandes entreprises françaises recourraient peu à la bourse, pour se financer à long terme, mais usaient de différents types de crédits bonifiés par l’Etat. Au total le garant ultime du capital c’était l’Etat français. Lorsqu’il a décidé de privatiser il a cru pouvoir créer de toutes pièces un actionnariat de substitution avec les fameux noyaux durs. Hélas, ils se sont révélés friables dès le krach financier de 1987. C’est à ce moment-là qu’il aurait fallu mettre en place des plans d’épargne d’entreprise, des fonds de pensions salariaux, des fonds de pension tout court, quelque nom qu’on leur donne, bref, fa-briquer un actionnariat vigoureux. On ne l’a pas fait, et tout naturellement les investisseurs étrangers sont venus acheter du papier en France. Autrement dit, s’il y a dictature des fonds de pension nous l’avons voulue. Il faut enfin réfléchir sur la nature véritable de cette “ dictature ”. Que recherchent les fonds de pension ? La transparence ? La clarification des stratégies ? Est-ce si nuisible ?
P. A : Depuis que nous parlons, je note que nous n’avons pas évoqué le mot retraite. Cela prouve bien qu’il faut complètement dis-socier les deux objectifs à assigner à une réforme de l’épargne en France : d’une part la stabilisation des retraites et d’autre part la généralisation de l’actionnariat, pour éviter l’ouverture des inégalités patrimoniales. Pour les retraites, je n’ai pas grand espoir dans le passage aux fonds de pension.
E.C. : Parce qu’on a raté le coche !
P. A. : Oui je le crains. Il y a peu de chance que les rendements financiers soient très élevés dans la période à venir. Les cours boursiers sont, en effet, déjà très hauts et la démographie implique qu’il y aura beaucoup de vendeurs. Donc le dossier des retraites devra probablement se traiter par d’autres mesures qui, notamment, consolident les systèmes pu-blics des pays européens.
Pour la bonne marche de l’économie vaut-il mieux favoriser les profits, l’emploi ou les salaires ?
P. A. : Question délicate ! Tout repose aujourd’hui sur le rythme imposé par la nou-velle économie. Contrairement à ce qu’on a pu dire, la nouvelle économie coûte cher. Comme cela s’était produit pour l’électricité, lorsqu’on introduit une nouvelle technologie, il faut changer tout l’appareil de production, casser l’usine, tout reconstruire. Bref, on a besoin d’une énorme accumulation de capital : cela fait dix ans que cela dure aux Etats-Unis, et nous n’avons pratiquement pas commencé. Donc pour bénéficier de l’apport de la nouvelle économie, il faut déplacer un peu le partage de la valeur ajoutée, vers les profits, à condition bien sûr qu’ils soient réinvestis.
Aux Etats-Unis, aujourd’hui, le capital dont chaque salarié dispose pour produire est 60 % plus élevé qu’en Europe.
E. C. : Je remarque que non seulement on ne parle plus de déformation du partage de la valeur ajoutée au profit des entreprises et du profit mais qu’on évoque même la nécessité pour les européens d’un effort supplémentaire d’investissement. C’est vrai, on ne boxe plus dans la même catégorie . Nous investissons deux fois moins en recherche et développement, et, dans nos rares domaines d’excellence nous avons pris un retard considérable. Par exemple, dans les biotechnologies les Américains non seulement nous ont rattrapé mais ils investissent 5 fois plus que nous. L’investissement en nouvelles technologie augmente en gros de 25 % par an aux Etats-Unis, en Europe c’est 8% ! Le trou est en train de se creuser, et on peut se demander si ce n’est pas irréversible.
P. A. : Autant dire qu’il ne faudrait pas modifier le partage dans un sens qui rendrait le rattrapage encore plus difficile. A cet égard, toutes les dispositions du Budget 2001 qui sont en faveur des salaires, au détriment du profit, ne sont peut-être pas géniales.
Que devrait donc faire l’Etat ?
E.C. : D’abord abandonner l’idée deve-nue commune aujourd’hui selon laquelle nous allons être portés par une vague de croissance et qu’il suffit de se laisser aspirer pour aborder l’avenir. Toutes les mesures qui ont été prises aux Etats-Unis, depuis 20 ans ont eu pour objectif de stimuler l’offre. Je pense aux réformes fiscales, à la déréglementation, aux dépenses de santé. Par exemple, le démantèlement d’ATT et l’obligation faite aux baby bells, d’offrir l’usage quasi-gratuit des réseaux pour le trafic internet, ont beaucoup joué dans le fantastique développement d’Internet.
P. A. : Y a-t-il seulement un problème de mauvaise politique publique ? Je n’en suis pas sûr. Il existe aussi une résistance sociologique à cette évolution de l’économique qui suppose la prise de risques. Regardez, toutes les incitations, que l’on a créées pour pousser les chercheurs du public à créer leur boîte, à essaimer, eh bien, cela n’a jamais fonctionné.
Propos recueillis par Sabine Delanglade
Voir en ligne : L’Express